Imprimer cette page

Entretien avec Yorgos Katrougalos secrétaire d'Etat grec : ce qu’a produit la réforme du marché du travail en Grèce 7 septembre 2017 Par Amélie Poinssot de Médiapart

12 Sep 2017
Écrit par 
Lu 1657 fois

Alors que le président français se rend ces jeudi et vendredi en Grèce, rencontre avec Yorgos Katrougalos, secrétaire d’État aux affaires européennes du gouvernement Tsipras et ancien ministre du travail. Où l’on retrouve toute l’ambiguïté dans laquelle se trouve aujourd’hui l’exécutif Syriza.

Soumise depuis 2010 à des cures d'austérité en continu, la Grèce a dû procéder à une libéralisation à outrance de son marché du travail. Suppression des professions dites protégées, baisse du salaire minimum et réductions salariales tous azimuts, disparition des conventions collectives… Alors que le gouvernement Philippe s'apprête à réformer le code français du travail, un coup d'œil vers la Grèce est utile pour comprendre les dégâts sur un pays de la dérégulation du marché du travail. Un parallèle d'autant plus instructif qu'il est révélateur de toute l'ambiguïté de l'exécutif grec aujourd'hui : idéologiquement aux antipodes de la politique de Macron, il attend pourtant, comme ses prédécesseurs au moment de l'élection de François Hollande en 2012, beaucoup du président français pour réformer l'Union européenne. Entretien avec Yorgos Katrougalos, secrétaire d'État aux affaires européennes et ancien ministre du travail du gouvernement Tsipras.

Mediapart : Le gouvernement s'apprête à réformer le code du travail par ordonnances. Est-ce que cela ne rappelle pas l'histoire de la Grèce des sept dernières années, quand on voit la façon dont les conventions collectives risquent de s'effacer derrière les accords d'entreprise ?

Yorgos Katrougalos : Les réformes du monde du travail grec n'ont d'équivalent dans aucun pays européen parce qu'elles ont abouti de facto à une quasi-abolition des conventions collectives. Le droit des partenaires sociaux à conclure des conventions collectives nationales a été formellement abrogé, et les accords de branche ont de facto été abolis. On avait auparavant plus de 200 conventions collectives ; moins d'une dizaine sont encore en vigueur aujourd'hui. Il y a eu également un renversement complet de la hiérarchie des normes. Auparavant, le principe de la norme la plus favorable dominait : les conventions collectives qui étaient plus favorables aux travailleurs l'emportaient sur les accords d'entreprise.

Avec les mémorandums de 2010 et 2012, la Grèce a été obligée d'accepter de renverser cette hiérarchie. Ce qui s'est passé en Grèce est vraiment hors du modèle social européen. Notre ambition est de revenir vers la normalité de ce modèle après la fin du troisième mémorandum, c'est-à-dire après fin 2018.

Est-ce que ces réformes ont permis de créer des emplois et de stimuler les investissements ? C'est le récit qui accompagne aujourd'hui les ordonnances du gouvernement…

Non. L'explosion du chômage a eu lieu exactement après l'adoption de cette dérégulation du droit du travail.

Est-ce que les syndicats ont encore voix au chapitre en Grèce ? Est-ce qu'il y a des négociations avec des partenaires sociaux ?

Il y a des négociations avec des partenaires sociaux. Mais comme le mécanisme principal de la négociation collective a été aboli, les organisations syndicales n'ont pas la possibilité de conclure des accords satisfaisants pour les travailleurs.

Et à l'intérieur des entreprises, est-ce que les délégués syndicaux jouent encore un rôle ?

Il était possible en Grèce, même en l'absence de relais syndical, de négocier un accord d'entreprise. Mais aujourd'hui, même cela a disparu. C'est le contrat individuel qui règne dans l'économie grecque. Comme vous pouvez l'imaginer, c'est ce qu'il y a de pire pour le travailleur parce que tout seul, il n'a pas de force de négociation avec son employeur.

Ce que je vous dis là n'est pas un avis personnel. C'est le résultat d'un rapport rendu en septembre 2016 par des experts indépendants, sur une commande conjointe avec nos partenaires européens et le FMI. Un comité paritaire avait été formé avec quatre experts nommés par notre gouvernement et quatre autres par les « institutions » [Commission européenne, FMI, BCE – ndlr], tous provenant de divers pays européens. Ils ont abouti à douze recommandations, huit d'entre elles ont été votées à l’unanimité, quatre à la majorité. L'idée générale de ces recommandations est qu'il faut revenir à un modèle de négociation collective. Ce rapport n'a cependant pas été respecté par la suite par le FMI, ce dernier ayant une politique de dérégulation complète du marché du travail.

Que fait votre gouvernement pour lutter contre cette détérioration des droits des travailleurs ? La hausse du salaire minimum – qui avait été précédemment réduit à 586 euros brut par les cures d'austérité – faisait justement partie des promesses de campagne de Syriza, en septembre 2015. Aujourd'hui, il n'a pas bougé. Pourquoi ?

La protection des droits des travailleurs fait partie de nos préoccupations majeures. Il y a actuellement un projet de loi au Parlement qui envisage précisément de protéger les travailleurs en cas de violation de la législation encore existante, même si elle est lacunaire. Il s'agit par exemple de mieux protéger les salariés des entreprises déclarant faillite, qui ne sont jamais indemnisés : l'employeur devra les indemniser avec ses ressources personnelles.

Neutraliser les effets les plus aigus de l'austérité

En ce qui concerne le salaire minimum, c'était l'un de nos objectifs pendant notre premier mandat, entre janvier et juillet 2015. On envisageait à cette période-là d'abandonner le programme d'austérité. Mais comme vous le savez, nous avons lutté jusqu'au bout et avons été obligés de forger un compromis avec nos partenaires afin d'éviter la faillite de notre économie.

Aujourd'hui, nous continuons d'essayer de neutraliser les effets les plus aigus de l'austérité par ce que nous appelons notre « programme parallèle », c'est-à-dire le programme que nous avons la possibilité d'appliquer parce qu'il n'entre pas en contradiction avec les exigences du mémorandum. Dans ce cadre-là, nous avons voté des lois pour protéger les plus vulnérables, en permettant l'accès libre à l'hôpital pour ceux qui n'avaient plus de couverture sociale ; nous avons remis le courant chez les foyers les plus pauvres qui ne payaient plus l'électricité ; nous avons mis en place un système pour que les personnes vivant sous le seuil de pauvreté puissent s'acheter les produits de première nécessité. Par ailleurs, pour toutes les mesures exigées par le mémorandum, nous essayons de les mettre en œuvre de manière équitable, c'est-à-dire en faisant payer ceux qui en ont les moyens, et en soulageant les plus pauvres et les classes moyennes.

Qu'est-ce qui vous empêche aujourd'hui de rehausser le salaire minimum ?

Les mémorandums et le FMI.

Certes, mais la diminution du salaire minimum a été votée en 2012 par le Parlement grec. C'est une loi grecque. Rien n'empêche de voter une nouvelle loi. D'autant que le montant du salaire minimum, qui concerne essentiellement le secteur privé, n'a aucune incidence sur les dépenses publiques…

Oui, mais pour cela il faudrait avoir le consensus de nos partenaires. C'est là que notre souveraineté est limitée et c'est pour cette raison que nous voulons nous débarrasser de cette limitation excessive. Quant à l'impact sur les dépenses publiques, nous pensons la même chose, mais le FMI adopte des positions qui ne sont pas toujours rationnelles… C'est cela, être sous mémorandum : c'est ne pas avoir la possibilité d'avoir une politique économique autonome.

Cependant, les pensions de retraite ont été diminuées à deux reprises depuis que Syriza est au pouvoir. Vous étiez vous-même, en tant que ministre du travail, à la tête de la réforme. Des impôts ont également été augmentés… En quoi les classes moyennes ont-elles été épargnées ?

Une des obligations du mémorandum était de réduire les pensions de retraite à hauteur de 1 % du PIB et d'éliminer une allocation spéciale pour les retraités les plus pauvres (EKAS). Il fallait en outre adapter notre dépense sociale, car le déficit de nos caisses de retraite était alors de l'ordre de 9 % du PIB.

J'ai alors proposé une refonte complète du système, conforme aux principes de l'égalité et de la justice sociale – qui sont des principes de la gauche. Nous avons unifié et harmonisé les règles de cotisation et de versements. Aujourd'hui en Grèce, tout le monde, qu'il soit du secteur privé ou du secteur public, bénéficie des mêmes règles. Les retraités reçoivent une pension qui se compose de deux éléments : une pension de base, la même pour tous, financée exclusivement par les impôts, et qui se trouve au niveau du seuil de pauvreté, soit 384 euros par mois ; et une partie qui correspond aux montants des cotisations versées. Ce système donne au bout du compte une meilleure couverture à tous ceux qui avaient un revenu moyen au cours de leur vie égal ou inférieur à 1 000 euros par mois.

Pourtant cette réforme a conduit à de nouvelles baisses, de 12 à 16 % en moyenne, dans les pensions de retraite, qui avaient déjà subi une douzaine de coupes depuis 2010 !…

Nous avons garanti qu'aucune pension principale ne serait diminuée. Nous avons garanti aussi que la pension complémentaire ne baisserait pas si la somme des deux parties – principale et complémentaire – était inférieure à 1 300 euros. Encore une fois, nous avons diminué les dépenses tout en protégeant ceux qui avaient les pensions les plus faibles.

Le président français se rend aujourd'hui et demain en Grèce. Qu'attendez-vous de sa visite ?

Il y a une dimension économique et une dimension politique dans cette visite. La dimension économique coïncide avec le retour de l'économie grecque à la croissance et à l'amélioration de tous les indices économiques. Pour la première fois, les banques font des profits, on a une hausse importante des exportations, des investissements… et une baisse du chômage, qui reste certes à un niveau monstrueux, mais qui a perdu six points depuis le record de 27,5 % de 2014. On est revenu au niveau de 2012.

Pour nous, l'essentiel est ce retour à la normalité, afin d'aboutir fin 2018 à la possibilité de mettre fin aux mémorandums et de déterminer nous-mêmes notre politique économique. Ce n'est pas seulement une question économique, c'est d'abord une question de démocratie et de retour à une souveraineté populaire qui ne soit pas limitée comme ces dernières années.

Syriza apporte une possibilité de corbynisation

Le président Macron vient avec un nombre important d'entreprises qui trouvent que c'est un moment opportun pour faire des synergies avec les entreprises grecques ou pour faire des investissements en Grèce. Mais il y a aussi la dimension politique et la nécessaire réforme de la zone euro : nous pensons qu'il est nécessaire de démocratiser la gouvernance économique. Nous avons été victimes de décisions très opaques. Nous soutenons l'idée d'un ministre de la zone euro qui serait soumis au contrôle du Parlement européen. Nous voulons aussi des réformes qui établiraient un meilleur équilibre entre les dimensions économique et sociale de l'intégration européenne, par exemple un eurogroupe des ministres du travail et de la protection sociale.

Pensez-vous qu'Emmanuel Macron va vous aider dans ce sens, quand on voit les réformes qu'il prépare en France et qui ne vont pas du tout dans le sens d'une meilleure protection sociale des travailleurs ?

Il faut dissocier ce que le président fait au niveau européen de ce qu'il fait au niveau interne de votre pays, et que je ne commenterai pas. Ses propositions au niveau européen sont très proches de notre évaluation de la situation en ce qui concerne l'approfondissement et la démocratisation de la zone euro.

Syriza était à l'origine un parti de gauche radicale… Qu'est-ce qui distingue aujourd'hui Syriza des partis sociaux-démocrates européens ?

C'est une question intéressante. Pendant les deux dernières décennies, la social-démocratie a choisi de s'allier avec les forces néolibérales, de telle sorte qu'il était difficile de distinguer un gouvernement de grande coalition d'un gouvernement simplement composé de politiciens de droite. Cela a abouti à un développement des inégalités, mais aussi à une détérioration des résultats économiques : l'austérité et les politiques néolibérales n'ont pas fonctionné en Europe.

Les forces de la social-démocratie se trouvent aujourd'hui face à un dilemme : si elles continuent cette alliance avec les forces néolibérales conservatrices, elles risquent de connaître l'avenir du PASOK [le parti socialiste grec – ndlr], c'est-à-dire d'être effacées précisément parce que tout le monde veut l'original. Pourquoi voter pour la social-démocratie si elle est identique aux forces néolibérales ?

Quelle est l'alternative ? Une alliance progressiste avec les forces de la gauche et de l'écologie. Et nous, Syriza, sommes un catalyseur au niveau européen pour cette alternative. On le voit au Parlement européen, qui est devenu une espèce de laboratoire pour cette alliance ; on l'a vu au Portugal, en Espagne avec l'élection de Sánchez à la tête du Parti socialiste, et d'une façon différente en Grande-Bretagne avec le résultat de Corbyn au Parti travailliste.

Pour simplifier, le dilemme de la social-démocratie est qu'elle se trouve aujourd'hui entre pasokisation et corbynisation. Syriza a apporté cette possibilité de corbynisation parce qu'il continue d'être une force de gauche, sans se couper de ses idéaux et de ses objectifs politiques, tout en étant devenu réaliste sur les moyens de son action.

On a du mal à vous croire, quand on voit la déception de vos électeurs en Grèce… Même si vous avez essayé de faire des réformes de gauche, très peu de promesses de votre programme ont été appliquées. On a du mal à voir aujourd'hui en quoi la politique de Syriza est une politique de gauche.

Dans une démocratie, la déception des électeurs est constatée au moment des élections. Quand on a fait notre compromis à l'été 2015, on a eu recours à des élections. On a demandé aux électeurs s'ils avaient encore confiance en nous. Et nous avons gagné ces élections avec pratiquement le même pourcentage qu'en janvier 2015. Ceux qui pensaient que nous avions trahi nos idéaux n'ont pas été élus au Parlement. On verra aux élections prochaines ce qui se passera.

Qu'auriez-vous fait si vous aviez été face au dilemme de l'été 2015 ? Fallait-il continuer à résister avec les banques fermées pendant quelques semaines avant une implosion sociale ? C'était en effet la stratégie de nos opposants politiques. C'est une critique très facile, qui ne tient pas compte des circonstances de l'époque. Aujourd'hui, nous continuons d'avoir les mêmes objectifs politiques, mais nous avons reçu une leçon très amère : nous ne pouvons pas changer tout seuls un pays dans l'Union européenne. Si nous voulons avoir une politique sociale dans un pays, il faut d'abord essayer de changer l'Europe. C'est ce que nous essayons de faire ! C'est pourquoi je dis que nous sommes un catalyseur qui peut favoriser une dynamique à long terme de l'Europe. Nous étions peut-être trop optimistes début 2015. Mais nous n'avons pas changé d'orientation politique