La liberté pour ceux qui ne l'était pas, ceux qui ne possédaient rien, les plus anonymes, se définissait comme le pouvoir d'agir.
« On ne sait plus que faire de cette liberté quand elle devient liberté contre l'autre, liberté d'exploiter, de dominer, de convaincre, d'entreprendre, quand elle devient liberté des marchés ».
La liberté collective, faite des libertés individuelles est la condition de la véritable démocratie.
Des mots disparus.
Pour être libre et exercer notre esprit critique, il nous faut le langage. Confucius a dit : « Lorsque les mots perdent leur sens, les gens perdent leur liberté… » Il ajoutait « Je ne peux rien pour qui ne pose pas de questions ! ».
Au lendemain des événements tragiques de janvier on s'est aperçu qu'il manquait à certains, les mots pour formaliser une pensée construite.
Le principe de la novlangue inventé par George Orwell en 1949, est donc une simplification lexicale et syntaxique de la langue destinée à rendre impossible l'expression des idées potentiellement subversives et à éviter toute formulation de critique de l’État, l'objectif ultime étant d'aller jusqu'à empêcher l'« idée » même de cette critique". Aujourd'hui, à travers des vocabulaires choisis et l'évitement de certains mots, des médias, des hommes politiques et des "décideurs" se servent d’une forme de novlangue pour faire changer notre vision du monde.
Franck LEPAGE, auteur de « Éducation populaire, une utopie d'avenir », explore l'idée que la crise que nous vivons n’en finit pas parce qu’elle a touché la langue que nous parlons. Il écrit citant Marcuse : « En quelques décennies a disparu toute possibilité de nommer négativement le capitalisme. Et sans mots négatifs, vous ne pouvez plus penser la contradiction. Quand vous voulez installer un système totalitaire, il suffit de faire disparaître les mots négatifs".
Par exemple, tout le langage marxiste a disparu.
Plus d'ouvriers, plus d'exploitation ouvrière, plus de lutte de classe, aujourd'hui la gauche aime l'entreprise !
Le capitalisme est devenu "le développement" que certains (surtout les capitalistes) voudraient durable pour lui redonner une virginité. Parler de lutte de classe est devenu ringard. Notre Ministre de l’économie dit « qu’on ne doit pas opposer les uns aux autres ».
Pourtant Warren Buffet, troisième fortune mondiale, affirmait à propos de la lutte des classes :
« C’est ma classe, celle des riches, qui a déclaré cette guerre et c’est elle qui est en train de la remporter »
Aujourd’hui nous ne pouvons plus parler d'exploitation. Mais alors comment appeler le fait de garder quelqu'un au SMIC pendant dix ans ou plus, ou faire travailler un cadre jusqu'au burn out ?
Faut-il rappeler les conditions de travail en Asie ou même maintenant en Ethiopie ? Car le salarié chinois est devenu trop cher. Là nous ne sommes plus dans l’exploitation mais dans l’esclavage.
On pense avec des mots: Un ouvrier exploité implique qu'il y ait un exploiteur, si vous remplacez exploité par pauvre ou défavorisé, il n'y a pas de défavorisateur.
Le même individu passe de victime d'un processus à un état de défavorisé dont personne n'est responsable, finalement il n’a pas eu de chance, ou pire il est peut-être lui-même responsable de sa déchéance.
Le pauvre est responsable de sa pauvreté. Et ce débat n'est pas d'hier. En 1840, lors de débats sur l'assistance des plus démunis, Eugène Buret* écrivait : "il apparaît plus juste de faire de la misère un châtiment mérité qu'une aveugle méprise de la destinée".
* professeur d’économie politique et auteur de « La misère des classes laborieuses en France et en Angleterre ».
Quand le savoir faire n'est plus à l'honneur.
Le vocabulaire de la compétence touche aujourd'hui le monde professionnel, éducatif, associatif.
Aux assises du patronat de 1971, l'enjeu était de casser le syndicalisme. Avec l'aide du patronat américain et de ses communicants, la notion de métier à été remplacée par la notion de compétence. Le métier fait appel à des notions de savoir faire et de corporation, alors que la compétence est individuelle, elle implique la possibilité de changement, d'adaptation et de soumission à l'autorité. Pour les syndicats, agréger des compétences individuelles pour des actions collectives est devenus mission impossible ! Le but est atteint.
La disparition du conflit avec la disparition des mots négatifs: Nous sommes au temps du "dialogue social" depuis les années 80. Quelques exemples:
La Loi de 2006, qui a été retirée, dite pour "l'égalité des chances instaurait le " CPE, contrat première embauche ", avec une période d'essai de 2 ans et la possibilité de licencier sans motif.
Y-a-t-il égalité ou faut-il compter sur la chance ?
Le « blocage des salaires » devient la « désinflation compétitive »
Les « demandeurs d’emploi » deviennent des « prospecteurs d’emploi », le salarié n'est pas licencié mais remercié ! Un plan de licenciement dans l'entreprise devient un plan de sauvegarde de l’emploi ! …
L’idée de contrat ou de pacte est un transfert de responsabilités de l’État vers les acteurs eux-mêmes, syndicats et entreprises. Le concept même de « pacte de responsabilité » semble parfaitement rendre compte de l’échec cette idée. Le "dialogue social" remplace le rapport de force et le vrai débat qui est l'essence même de la démocratie. Il s'agit surtout de faire penser autrement et de limiter les droits des salariés.
Vous aviez entendu « Dialogue », et quand ce dialogue n’est pas possible, que la représentation nationale n’est pas convaincue, il reste le 49-3 pour faire passer une loi qui doit « débloquer » « assouplir », « moderniser » « casser les corporatismes », soyons positifs, etc.…bla bla bla, paroles, paroles.
Les mots qui discréditent.
L’expression "État providence" a été employée pour la première fois dans un sens péjoratif par le député Émile Ollivier en 1864, afin de dévaloriser la solidarité nationale organisée par l’État. Il nous parlait déjà de « l'extension démesurée des droits sociaux », en 1864 !
La sécurité sociale et autres systèmes de protection, tous nés après la guerre, sont la forme la plus aboutie de cette protection de tous. "Chacun paie selon ses moyens et reçoit selon ses besoins". C'est une protection obligatoire qui concerne tous les citoyens, de la naissance à la mort, travailleurs ou indigents, une protection pour adoucir les accidents de la vie.
Non les citoyens ne sont pas devenus des assistés. C'est un élément essentiel de notre République.
Là aussi le langage met en péril cette belle idée. L'Etat protecteur de ses citoyens est devenu l'Etat providence, les cotisations sont devenues des charges, et ces charges font que le coût le travail est trop élevé ! Le déficit provoqué par le mode de gestion des exonérations est depuis des années un gouffre abyssal. La sécu existe depuis 1945, et le trou de la sécu depuis 1947 ! En 2010 on dénombrait 88 attaques de notre système de protection sociale.
La protection sociale est un des fondements essentiels de notre République et de notre démocratie, elle est aujourd’hui gravement en danger.
Les organisations internationales, la commissions européenne, le FMI, la Banque Mondiale, etc...sont également friand de cette novlangue.
« Concurrence libre et non faussée » ou « Dispositions plus strictes que nécessaires » pour dire déréglementation, « Réformes structurelles » à la place de privatisation, mais on ne dit pas non plus privatisation, mais « transfert au secteur privé » ou « opérations sur le capital des sociétés à participation publique ».
La République comme la démocratie, ça s’entretient, sinon ça recule. Si nous voulons exprimer les contradictions de notre société il nous faut retrouver tous les mots.
Albert Camus disait : "Mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur du monde".